De façon générale, vos travaux contribuent à redonner son importance au corps dans l’apprentissage, le sens haptique(1) en particulier.
Édouard Gentaz : Il existe des courants de fond en psychologie cognitive. Ainsi l’ordinateur a-t-il servi de métaphore à un fonctionnement cognitif plutôt désincarné. Actuellement, le courant de la "cognition incarnée" explique que nos actes perceptifs et cognitifs ne reposent pas sur un système abstrait de règles et de concepts fonctionnant indépendamment du corps, mais que le corps est partie prenante du traitement : nos actes perceptifs visuels de base utilisent nos compétences motrices implicites.

Le traitement visuel procédant de façon globale alors que le traitement auditif est successif, vous expliquez que le sens haptique facilite le lien entre les deux.
E. G. : Pourquoi, à cet âge-là (et même après), le toucher est-il particulièrement efficace ? C’est sans doute qu’il permet un ciment de ces deux modalités sensorielles. Nos arguments comportementaux valident cela. Mais pour affiner, il faudrait aussi examiner la signature cérébrale de ces effets bénéfiques chez chaque enfant ! La validation est comportementale, mais pas neurologique. Il s’agit en fait d’une "vieille nouvelle idée", que peu de gens utilisent. Dans le cas de la méthode Montessori, les gens font, mais ne valident pas. De plus, il est difficile de mesurer quelle part prend la motivation du maître ! Tous les maîtres ayant des problèmes avec les enfants en difficulté font preuve d’une grande créativité, utilisant diverses techniques multisensorielles. Notre tâche à nous est d’en faire le tri, d’organiser, de systématiser et de comprendre.

Cela permet-il une meilleure acquisition du principe alphabétique avant l’apprentissage formel de la lecture ?
E. G. : C’est ce que nous défendons. Notre travail sur le sens haptique est une préparation, un entraînement aux principaux apprentissages, pas seulement de la lecture, de l’écriture, mais aussi de la géométrie (reconnaissance des figures planes). En ce moment, nous sommes en train d’étudier le nombre, et cela semble aussi fonctionner. À 5/6 ans, l’enfant n’a pas une capture totale de la vision (il y a conflit entre informations tactiles et visuelles) ; il est encore capable de prendre en compte son sens proprioceptif, outil dont on aurait tort de se priver à cet âge-là. Ainsi, nous effectuons des séances d’entraînement en GS où l’enfant est d’abord familiarisé avec un phonème à partir d’une comptine ; ensuite, il est invité à explorer tactilement la lettre, les yeux ouverts puis fermés(2).

Ce qui est intéressant ici, c’est que la lecture n’est pas déconnect...